Au Maroc, le porte-parole gouvernemental Mustapha Baitas a perfectionné un art singulier : transformer chaque interpellation parlementaire en certitude rassurante. Face à un chômage des jeunes qui culmine à 35,8 %, il récite des slogans sur la « vision royale ». Devant la crise sanitaire, il assure que les réformes « sont en marche ». Cette mécanique discursive, qui substitue des formules closes à l’analyse rigoureuse, illustre ce que le sociologue Gérald Bronner appelle une « épidémie de certitudes ». Dans un monde saturé d’informations, les dirigeants découvrent que l’ignorance n’est pas une faiblesse mais une ressource politique : elle capte l’adhésion, neutralise les doutes et transforme des crises complexes en slogans faciles. Le Maroc, loin d’être une exception, s’inscrit dans une tendance globale où l’autorité politique trouve dans la simplification non pas une maladresse, mais un calcul électoral.
L’exécutif issu du Rassemblement national des indépendants (RNI), de l’Istiqlal (PI) et du Parti Authenticité et Modernité (PAM) gouverne par l’économie de mots autant que par l’économie de moyens. Les chiffres révèlent pourtant un contraste saisissant entre promesses et réalités : la croissance est passée de 8 % en 2021 à 1,3 % en 2022, avant de se redresser faiblement à 3,2 % en 2023. Le chômage s’établit aujourd’hui à 12,8 %, et dépasse 35 % chez les jeunes. Plus de trois millions de personnes ont basculé sous le seuil de pauvreté ces dernières années, même si la pauvreté multidimensionnelle a baissé à 6,8 % au niveau national. Mais les disparités territoriales persistent : 13,1 % des habitants des zones rurales restent en situation de pauvreté, contre 3 % en zones urbaines. Ces écarts, loin d’être anecdotiques, rappellent que le discours gouvernemental gomme la diversité des réalités sociales au profit d’un récit homogène et rassurant.
Cette stratégie discursive n’est pas improvisée. Elle repose sur une logique politique qui préfère le confort des certitudes à la difficulté des nuances. Bronner, dans La démocratie des crédules (PUF, 2013), a montré comment l’abondance d’informations peut paradoxalement générer une demande de simplification. Submergés de données contradictoires, les citoyens développent une « fatigue cognitive » qui les pousse à se réfugier dans des vérités faciles. Le politologue américain Tom Nichols, dans The Death of Expertise (Oxford University Press, 2017), décrit pour sa part le « syndrome de l’expert » : cette tentation permanente de disqualifier le savoir spécialisé au nom du « bon sens ». Les réseaux sociaux accentuent ce processus, car leurs algorithmes privilégient les messages tranchés qui captent l’attention au détriment des analyses nuancées. Le résultat est une « marchandisation » des certitudes qui, dans l’arène politique, s’avère électoralement plus rentable qu’une gestion honnête de la complexité.
Le gouvernement marocain s’inscrit pleinement dans ce registre. L’invocation récurrente de la « vision royale » fonctionne comme une clé rhétorique : elle permet d’éluder les débats techniques en se réclamant d’une autorité supérieure et consensuelle. Ainsi, lorsqu’on l’interroge sur les carences du système de santé — moins de 7 médecins pour 10 000 habitants, loin des recommandations de l’OMS — le discours officiel se contente d’affirmer que « la réforme avance ». Lorsque l’on évoque la montée du coût de la vie, il insiste sur la « solidité des fondamentaux » et sur les programmes de soutien ciblés. Mais les réalités contredisent cette sérénité affichée : classes moyennes étranglées par l’endettement, services publics saturés, éducation précaire marquée par des conflits sociaux et une absence de stratégie claire pour l’enseignement préscolaire universel. Chaque constat critique est recouvert d’un voile rhétorique, comme si les mots suffisaient à contenir les fractures sociales.
Ce choix politique s’explique aussi par les caractéristiques du système institutionnel marocain. La monarchie, dépositaire d’une autorité ultime, sert de point d’appui discursif constant. Le gouvernement, en se réclamant de la « vision royale », se décharge partiellement de ses propres responsabilités et verrouille le débat en amont. Dans cette configuration, le rôle du porte-parole, Mustapha Baitas, devient central : il n’incarne pas seulement la voix du gouvernement, mais le dispositif même de fabrication des certitudes. Ses interventions hebdomadaires réduisent les contradictions à des slogans, transformant l’espace parlementaire et médiatique en une scène où l’incertitude est bannie. Ce mécanisme a une efficacité politique indéniable, car il rassure à court terme, mais il appauvrit le débat démocratique et empêche d’aborder les réformes dans leur complexité.
L’opposition, de son côté, peine à contrebalancer cette mécanique. Fragmentée, sans stratégie commune et dépourvue de leadership incontestable, elle ne parvient pas à offrir une alternative narrative solide. Ses critiques, même appuyées sur des données fiables — qu’il s’agisse du chômage, de la pauvreté ou de l’éducation — se diluent faute d’orchestration politique. Le pluralisme, réduit à une juxtaposition de voix dissonantes, laisse le champ libre à la coalition majoritaire pour imposer son récit. Ce déséquilibre conforte la logique des certitudes : en l’absence d’un contre-discours fort, la rhétorique gouvernementale s’impose comme horizon unique.
La démocratie marocaine, comme d’autres ailleurs, se retrouve donc piégée dans une spirale où les slogans étouffent la réflexion. Le danger n’est pas que les citoyens soient incapables de comprendre la complexité, mais que leurs dirigeants transforment cette complexité en matériau jetable, réduit à des formules destinées à produire l’adhésion. Sortir de cette « épidémie de certitudes » suppose de redonner sa valeur au doute, à l’expertise et à la délibération. Autrement dit, il ne s’agit pas de restaurer une autorité absolue des experts, mais de reconstruire un espace public où la parole critique, scientifique et citoyenne retrouve sa place. Tant que la politique restera dominée par des faiseurs de certitudes, le risque est grand de voir les institutions se transformer en théâtre d’illusions plutôt qu’en instruments de transformation sociale.

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